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Matthieu Gaudeau (danseur et praticien de la Technique Alexander) et Romain Bigé (danseur et philosophe) proposent une série d’ateliers où se rencontrent danse et philosophie autour de la question du toucher : depuis et dans quels espaces entrons-nous en contact avec les choses et avec nous-mêmes ? Le contact improvisation propose des réponses variables à cette question : il explore la surface de la peau, il propose le partage du poids entre les partenaires, il appelle à la prise en compte des mouvements des autres dans l’espace du studio. Nos ateliers parcourent progressivement ces trois sphères : le tactile (cette zone contiguë à ma peau), l’haptique (ce toucher qui implique mon poids) et l’écologique (ce contact qui emporte l’espace).
Danser avec des concepts, danser ses concepts : c’est ce qu’on fait toujours. Si je te dis : donne-moi ton sol, ou fais le lien avec le ciel ; je joue sur ta compréhension de ces concepts, sur la manière dont tu les as digérés, renforcés, constitués. On dira que je joue sur tes représentations, peut-être, plus facilement que sur tes concepts. Tel est le sens de ces ateliers danse/philosophie : permettre de traverser, d’interroger, ces représentations à travers l’analyse de textes de philosophie et leur appropriation en mouvement.
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Volume 2 : La peau  [février 2016]

Nous sommes passés d’un grand corps qui va jusqu’aux étoiles (Bergson) aux enveloppes de la peau (Anzieu) : nous avons détaillé cet être à deux feuillets, et l’avons pensé haptique plutôt que tactile (Gibson).
« Nous désignerons comme système haptique la sensibilité de l’individu au monde adjacent à son corps par l’usage de ce corps. Le mot haptique vient d’un terme grec signifiant « capable de se saisir de » [NB : haptomai (au moyen) veut dire toucher (avec la plupart des sens qu’on lui connaît en français, de l’intime des relations érotiques au faire mouche de l’argumentation) mais avec l’idée que c’est toujours pour  faire quelque chose ou en modifiant quelque chose que l’on touche : manger ou boire (haptomai potètos : je prends un verre), supplier (haptomai gounôn : je te prends par les genoux), frapper (porter la main sur…) ou plus généralement s’adonner à une activité (comme on parle en français de ceux qui « y touchent »).] Le système haptique opère lorsqu’un animal sent les choses par son corps ou ses extrémités. Il ne se réduit pas au sens des pressions exercées sur la peau. Ce n’est pas même ce sens de la pression auquel s’ajouterait le sens kinesthétique. Les psychologues analytiques séparent le toucher des kinesthèses par introspection et par le travail en laboratoire. Ils considèrent que ces impressions élémentaires sont tout ce à quoi les individus, animaux ou humains, ont accès dans la perception. Comme nous le verrons, toutefois, il est fort probable que cette supposition soit fausse, puisque les données disponibles à la perception ne se réduisent sûrement pas à celles disponibles à la sensation. (…) Le système haptique serait plutôt un appareil par lequel l’individu obtient des informations à la fois sur l’environnement et sur son propre corps. L’individu fait l’expérience sensible d’un objet par rapport à son corps, et de son corps par rapport à l’objet. » (The Senses Considered, p. 97 / Notre traduction)
Nous avons voyagé sur des surfaces qui étaient profondes, et nous nous sommes posés, inlassablement, la question d’où nous nous touchons. Au dernier jour, nous sommes enfin arrivés au chiasme merleau-pontyen : touchant-touchés, nous avons touché du doigt cette espèce de chair universelle, par laquelle je découvre que pour toucher, il faut que je me laisse être touché par l’autre.
« Où mettre la limite du corps et du monde, puisque le monde est chair ? Où mettre dans le corps le voyant, puisque, de toute évidence, il n’y a dans le corps que des « ténèbres bourrées d’organes », c’est-à-dire du visible encore ? Le monde vu n’est pas « dans » mon corps, et mon corps n’est pas « dans » le monde visible à titre ultime : chair appliquée à une chair, le monde ne l’entoure ni n’est entouré par elle. Participation et apparentement au visible, la vision ne l’enveloppe ni n’en est enveloppée définitivement. (…) Mon corps comme chose visible est contenu dans le grand spectacle. Mais mon corps voyant sous-tend ce corps visible et tous les visibles avec lui. Il y a insertion réciproque et entrelacs de l’un dans l’autre. Ou plutôt si, comme il le faut encore une fois, on renonce à la pensée par plans et perspective, il y a deux cercles, ou deux tourbillons, ou deux sphères, concentriques quand je vis naïvement, et dès que je m’interroge, faiblement décentrés l’un par rapport à l’autre… » (Le visible et l’invisible, p. 178)

Volume 3 : Les désorientés [juillet 2016]


Après un premier volume consacré à LA PEAU sous toutes ses coutures,l’atelier de juillet sera consacré à LA (DÉS)ORIENTATION. S’orienter, c’est se fixer des points cardinaux (je m’oriente signifie en toute rigueur : je sais où est l’Orient) : mais a-t-on toujours besoin de cette géographie vue d’avion ? N’y a-t-il pas aussi, dans la danse comme dans le rêve, des topologies plus contournées, où nous perdons le Nord pour le retrouver dans le Sud (tête à l’envers, les pieds vers le ciel) ?  L’espace du Contact peut être envisagé comme le lieu de cette remise en jeu de nos cartographies. En contraste avec l’espace orthonormé de la salle et de nos architectures modernes, nos sauts et nos portés déplacent jusqu’à la terre sur laquelle nous nous reposons : comment faire de chaque partenaire un sol ? comment retrouver et perdre pieds sur ces sables mouvants ?
Nos explorations ont traversé ces questions, aux côtés et à l’appui de l’écologie de la perception de James Jerome Gibson, et des phénoménologies de Maurice Merleau-Ponty et d’Erwin Straus, qui nous ont donné quelques moyens pour penser ces paysages qui nous désorientent.
« L’espace lisse, haptique et de vision rapprochée, a un premier aspect : c’est la variation continue de ses orientations, de ses repères et de ses raccordements ; il opère de proche en proche. Ainsi le désert, la steppe, la glace ou la mer, espace local de pure connexion. Contrairement à ce qu’on dit parfois, on n’y voit pas de loin, et on ne le voit pas de loin, on n’est jamais “en face”, pas plus qu’on est “dedans” (on est “sur”…). Les orientations n’ont pas de constante, mais changent d’après les végétations, les occupations, les précipitations temporaires. Les repères n’ont pas de modèle visuel qui puisse les échanger entre eux, et les réunir dans une classe d’inertie assignable à un observateur immobile externe. Au contraire, ils sont liés à autant d’observateurs qu’on peut qualifier de “monades”, mais qui sont plutôt des nomades entretenant entre eux des rapports tactiles. (…) On définit au contraire l’espace strié avec les exigences d’une vision éloignée : constance de l’orientation, invariance de la distance par échange des repères d’inertie, raccordement par plongement dans un milieu ambiant, constitution d’une perspective centrale. » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 615-616.)